De l’idiocratie coercitive à l’intelligence collective

Internet, le triomphe de l’idiocratie

On the Internet, you can be anything you want.

It’s strange that so many people choose to be stupid.

Proverbe Internet

 

Voyeurisme, scatologie, violence gratuite, blagues puériles, polémiques stériles: en apparence, l’une des choses les plus désespérantes que révèle Internet est la portée de la stupidité humaine.

Cependant, même s’il est vrai que le Web a parfois des allures de dépotoir psychique à l’échelle planétaire, ce qui en ressort est peut-être moins la bêtise que la peur.

Individuellement, nous sommes tous confrontés à un certain nombre de réalités difficiles à supporter : l’inconnu, la perte, la mort.

Pour nous en protéger, notre premier réflexe est de chercher la chaleur offerte par le groupe. De ce point de vue, la fonction de la société est peut-être avant tout de fournir à l’homme un cadre stable qui lui permette d’apaiser ses inquiétudes fondamentales.

Ce que nous cherchons dans le regard d’autrui, c’est un remède à notre solitude, à nos angoisses, à nos doutes. Nous avons besoin de la reconnaissance de l’autre pour nous sentir exister. Et dans la mesure où Internet offre un espace social qui se confond avec l’humanité elle-même, il nous offre potentiellement l’expérience enivrante d’une reconnaissance quasi universelle.

C’est ce qui explique que tant d’individus mettent leur énergie à trouver une accroche quelconque pour attirer l’attention et provoquer un consensus : Warhol a prophétisé le quart d’heure de gloire de chacun : Youtube l’a concrétisé !

LOL Cat, image détournée, site internet, hashtag décalé offrent à chacun l’occasion d’initier un phénomène de mode et de cristalliser l’attention collective pendant un éphémère instant qui va intensifier le sentiment de sa propre existence.

Cependant, il s’agit de consensus toujours superficiels. Et tout comme la récompense consiste dans le sentiment enivrant de voir le contenu qu’on a partagé approuvé par tous, cette gratification est toujours accompagnée de la menace de voir à tout moment se déclencher le « bad buzz » qui peut retourner la reconnaissance collective espérée en cauchemar. La collectivité peut alors laisser sa cruauté s’exercer en allant jusqu’au harcèlement contre l’élément qui remet en question son unité, exprimant un niveau de maturité à peine plus grand que celui d’une cour de récréation qui s’acharne sur le petit camarade qui a le malheur de ne pas faire comme tout le monde.

 

Internet, le triomphe de l’intelligence collective

The internet could be a very positive step towards education, organisation and participation in a meaningful society.

Noam Chomsky

 

Vous me direz qu’Internet ne se résume pas à cela. Et vous aurez raison ! Puisque l’une des principales caractéristiques du Web est d’être paradoxal, il s’avère qu’il a également toutes les qualités contraires à celles que je viens de décrire.

J’ai découvert Internet en 1996. Seule une toute petite partie de la population était alors connectée, chaque minute passée sur Internet coûtait de l’argent et il fallait attendre péniblement que les modems 33k de l’époque téléchargent la moindre image (et je ne parle même pas des mp3, je dédie ici une pensée émue à Video Killed the Radio Star qui m’a pris trois bonnes heures et des techniques d’agent secrets pour cacher la facture de téléphone à mes parents).

Ce qui nous motivait alors était le sentiment d’être des pionniers découvrant une nouvelle frontière où tout pouvait être réinventé.

Cependant, je n’ai vraiment compris les enjeux de l’apparition d’Internet qu’en tombant sur la Déclaration d’Indépendance du Cyberspace, un texte rédigé par John Perry Barlow, parolier des Grateful Dead et co-fondateur de l’Electronic Frontier Fundation. Barlow y expliquait qu’Internet n’était pas seulement une nouvelle façon de communiquer, mais que l’émergence d’un réseau mondial ouvrait la possibilité d’une nouvelle vision de l’humain, affranchie des lourdeurs et des absurdités des systèmes d’ordre dans laquelle l’humanité s’était enfermée.

Un autre grand moment a été la montée en puissance du logiciel libre. A l’époque, le marché du système d’exploitation était totalement dominé par Microsoft. Cependant, en l’espace de quelques années, le mouvement de l’Open Source a trouvé son champion en la personne de Linus Torvalds, un étudiant finlandais qui a réussi, seul, à développer un noyau d’exploitation qui est aujourd’hui l’un des principaux concurrents de Windows dans le monde. La leçon fondamentale que m’a apprise cette épisode est que, à l’image d’une onde se corrigeant elle-même, Internet pouvait générer les réponses aux tentatives de le contrôler.

Mais les choses n’allaient pas s’arrêter là : en 2001, une autre vision extraordinaire allait se concrétiser grâce à Internet.

Comme philosophe, j’ai toujours cru dans l’idée défendue par Diderot et d’Alembert d’une connaissance ouverte et universelle. Cependant, ce n’est avec Wikipedia que j’ai eu la preuve que l’intelligence collective pouvait se concrétiser à un niveau global, au-delà même des communautés Open Source qui ne concernaient que les informaticiens. A présent, chacun devenait un vecteur de connaissance à son niveau, enrichissant la trame globale.

Inutile de dire que cet émerveillement n’a fait que se renforcer quand j’ai vu l’intelligence collective commence à s’étendre à l’économie avec les modèles participatifs (AirBandB, Uber…), à l’éducation avec les MOOCs, à la finance avec le crowdfunding et le Peer2Peer Banking. A présent, il n’y a plus une semaine qui passe sans qu’une nouvelle idée vienne bousculer les anciens codes.

 

Le Kairos

We’re still in the first minutes of the first day of the Internet revolution.

Scott Cook

 

Alors, Internet : grande poubelle numérique, ou bien au contraire bouée de sauvetage de l’humanité ?

La réponse facile serait de dire : « les deux ». Mais je ne crois pas qu’elle soit vraie.

Concernant Internet, nous avons tendance à nous concentrer sur ce qui nous frustre : ce que nous retenons est qu’un modérateur un peu pointilleux de Wikipedia a censuré notre ajout à un article ou que notre connexion censée fournir 100 mégas à la seconde n’en fait que 87…Ces petites frustrations nous font perdre de vue la profondeur des changements que les nouvelles technologies de l’information ont apportés dans nos vies.

Au début des années 2000, Internet apparaissait comme un immense supermarché avec l’essor du e-commerce. Puis à partir de 2005, il s’est transformé en un forum social avec la montée en puissance de Facebook et Twitter. Selon l’angle que l’on prend, on peut le voir comme un canal de divertissement, un modèle économique alternatif, un média libre, etc.

Cependant, ce qu’occultent ces différentes facettes, c’est qu’Internet est d’essence politique. C’est une représentation virtuelle de la Cité. Une cité planétaire, dont nous sommes tous les citoyens.

Or, le Web est né dans une période où les enjeux n’étaient pas aussi aigus qu’aujourd’hui.

Entretemps, l’humanité a, pour la première fois de son histoire, franchi le seuil de non-renouvellement des ressources. En parallèle, les inégalités économiques sont devenues telles que les 70 individus les plus riches possèdent autant que les 3,5 milliards les plus pauvres…

Partout, les tensions religieuses, économiques et sociales s’accroissent, menaçant de plonger le monde dans une période de conflits pire que tout ce qu’il a connu jusqu’ici.

Personnellement, c’est avec la crise de 2009 que j’ai compris qu’il n’y a avait plus rien à attendre des autorités institutionnelles existantes pour qu’elles résolvent ces problèmes : le Monde est aujourd’hui contrôlé par la finance, et les entités comme l’ONU ne sont que d’immenses bureaucraties destinées à donner une bonne conscience aux gouvernements.

La seule solution ne peut à présent venir que d’un sursaut collectif, et par rapport à cela, je crois que le rôle d’Internet va être binaire : soit le réseau va disparaître sous sa forme actuelle, soit il va devenir le support d’une transformation collective radicale.

Les Grecs anciens avaient un terme pour décrire cela : le Kairos. Ce mot signifie « opportunité ». Il s’agit du moment-clé qu’il faut saisir pour faire basculer les choses dans un sens ou dans l’autre. Nous sommes à un carrefour, qui est peut-être le plus décisif que nous ayons eu à traverser jusqu’ici.

Saurons-nous saisir ce moment et provoquer le basculement décisif dans la bonne direction ?