Les machines peuvent-elles nous rendre à nouveau humains ?

Quand la fiction devient réalité

Les robots ont été dans les océans les plus profonds et ils sont allés sur Mars.
Ils ont été dans tous ces endroits, mais ils commencent tout juste à entrer dans votre salon.
Pour les robots, votre salon est la dernière frontière.

Cynthia Breazeal

Adolescent, je dévorais les romans de science-fiction d’Isaac Asimov qui montraient à quoi pourrait ressembler le futur une fois que l’humanité se mettrait à créer des machines à son image. Ce qui me troublait le plus dans ces lectures était que les robots m’apprenaient plus sur les humains que les humains eux-mêmes. Comme si nous avions toujours besoin de nous confronter au non-humain pour parvenir à nous comprendre.

Aujourd’hui, j’ai l’impression de vivre à l’intérieur d’un de ses romans. Nous vivons en effet le moment précis où le monde décrit par Asimov est en train de devenir réalité :

  • En janvier 2017, la société d’assurance japonaise Fukoku a licencié 34 de ses conseillers en assurance pour les remplacer par l’intelligence artificielle Watson développée par IBM. Cette dernière s’est avérée plus pertinente que des êtres humains pour calculer les montants des primes d’assurance : https://goo.gl/BKoXdB
  • Dans le même temps, la Silicon Valley a produit les premiers prototypes d’androïdes capables de comprendre des instructions complexes et d’effectuer des actions demandant un haut degré de coordination (manipuler un objet, marcher sur un terrain rocailleux, se relever après une chute…) : https://goo.gl/yjms9z
  • FoxConn, géant chinois de l’électronique qui produit la plupart des smartphones et qui est surtout connu pour ses conditions de travail inhumaines, a déjà commencé à remplacer une partie de ses 1.300.000 employés par des machines : https://goo.gl/JG3zKU

Terry Gou, le président de FoxConn, ironise ainsi sur le fait que le lorsqu’il aura enfin remplacé les enfants qui travaillent dans ses usines par des robots, on cessera de l’accuser d’esclavagisme et les occidentaux équipés d’iPhone pourront enfin dormir du sommeil du juste. Il ne précise pas, cependant, quelle est son opinion sur le devenir du million de personnes qu’il envisage de licencier.

Ces signaux économiques émergents montrent en tous cas que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les machines deviennent si complexes et intelligentes qu’elles sont susceptibles de se substituer à une large échelle au travail fourni par les êtres humains, y compris pour accomplir des tâches spécialisées.

Cette révolution va avoir un impact sans précédent sur le monde travail. Selon les études les plus récentes de l’OCDE et de France Stratégie (2016), jusqu’à 20% des emplois sont appelés à disparaître d’ici 2025. Autant de nouveaux métiers vont apparaître alors qu’il n’existera aucune formation initiale correspondante. Quant aux métiers qui vont continuer à exister, ils vont se restructurer entièrement pour faire appel à de nouveaux types de compétences.

Les machines, en effet, ne dorment jamais, ne se plaignent jamais et n’ont pas de problèmes existentiels qui affectent leurs performances. Sauf si, bien sûr, une machine dotée de conscience finissait par apparaître, auquel cas les machines pourraient réclamer des congés afin de se consacrer à des choses véritablement utiles, comme calculer Pi jusqu’à un quintillion de décimales, ou encore se débarrasser de l’humanité !

Reste que cette mécanisation massive de la force de production économique soulève, auprès du grand public, des interrogations, pour ne pas dire des angoisses.

Exposons tout de suite le scénario négatif : une société où les machines prennent le travail des gens, provoquant un chômage de masse et un accroissement exponentiel des inégalités économiques et sociales. En réponse, les démocraties évoluent en Etats policiers où les robots sont utilisés pour assurer l’ordre et juguler le mécontentement populaire. Sans parler des technologies qui permettent d’améliorer les êtres humains et qui provoquent une scission sociale sans précédent entre les « normaux » et les « augmentés »…

La véritable machine n’est pas celle que l’on croit

Il est difficile de trouver un homme compétent qui ne cherche pas à travailler le moins possible tout en cherchant à convaincre son employeur qu’il fait le maximum. (…)
Dans le passé, l’homme venait en premier. A présent, c’est le système qui doit venir en premier.

Frederick Winslow Taylor

Quand nous sommes en face de l’inconnu, une part de nous est toujours tentée de s’accrocher au passé. Une façon de reproduire le passé est de projeter une vision négative du changement, ce qui nous entretient dans la nostalgie et atténue la violence du système dans lequel nous vivons.

Pour ma part, je vois dans le bouleversement en cours la possibilité que les machines, paradoxalement, nous rendent enfin notre propre humanité, jusqu’ici largement confisquée par l’idéologie matérialiste et scientiste qui a dominé toute l’ère moderne.

L’organisation actuelle est née avec la révolution industrielle. Elle a cherché à reproduire le plus fidèlement possible le modèle de la machine, instrumentalisant les êtres humains pour qu’ils fonctionnent comme des rouages bien huilés destinés à accomplir une tâche spécialisée. Le taylorisme, tout en apportant l’efficacité de la méthode scientifique à l’entreprise, a aussi enfermé les êtres humains dans un carcan de contraintes, de méfiance et de contrôle.

Cette mécanisation des organisations est allée de pair avec la financiarisation à outrance de l’économie, jusqu’au point où nous avons fini par considérer que les êtres humains étaient des actifs de l’entreprise mobilisables au même titre que l’argent, et généralement considérés comme bien moins importants que ce dernier. C’est ainsi que l’on parle des ressources humaines au même titre que les ressources financières ou immobilières.

Mais plus profondément encore que cela, ce qui aura fait la singularité de l’époque moderne est qu’elle représente le seul moment de l’histoire où l’homme s’est cru totalement affranchi de la nature, au point de s’en rendre maître et de la plier complètement à sa volonté.

A ce stade, un petit détour par l’histoire de la philosophie peut se révéler éclairant. Du 16ème au 18ème siècle, le programme original de la science moderne est défini par les penseurs de la Renaissance puis par les philosophes des Lumières. Il porte principalement sur l’objet. A travers une lecture mécaniste des phénomènes, il s’agit de comprendre — et donc de maîtriser — ce qui se passe dans le monde naturel. L’esprit humain, de par son caractère transcendant, est donc exclu de ce champ.

Cette ligne de démarcation permet de mettre en parallèle le processus de mécanisation de la nature et l’accroissement du bien-être et de la liberté humaine, selon l’équation suivante : plus la maîtrise des forces techniques permet à l’humanité de remodeler son environnement à sa guise, et plus son bonheur augmente.

Or, si l’on rejoue à grande vitesse le film de ces derniers siècles, il devient vite évident qu’en réalité, l’accroissement de notre puissance technique a abouti à l’effet inverse : plus notre maîtrise technique a gagné en ampleur, et plus nous avons perdu jusqu’à la capacité à être heureux. A place du schéma bien ordonné du départ où la science devait libérer l’humanité, s’est substituée une réalité où tout a semblé se confondre : la frontière entre homme et machine, en particulier, n’a pas arrêté de se redéfinir, chaque nouvelle découverte tendant un peu plus à appliquer à l’esprit humain la grille réductionniste qui devait être réservée à l’objet.

Ainsi, ce sont d’abord les étoiles qui se sont transformées en machines, puis les éléments naturels, puis les plantes, puis les animaux, puis le corps de l’homme, puis son cerveau, puis — enfin — son âme elle-même. Cette série de concessions s’est alors fort logiquement achevée au moment où nous nous sommes mis à considérer que l’être humain était lui aussi un simple produit de forces aveugles, et qu’en agissant sur elles, il devait être possible de le décomposer, de le réformer et de l’améliorer au même titre que le reste de la nature.

Le transhumanisme est la dernière étape logique de ce processus de réification. Il consiste à pousser jusqu’au bout la logique de contrôle en pliant une nature perçue comme irrationnelle et déficiente (notamment puisqu’elle nous force à mourir) afin « d’augmenter » de toutes les façons possibles notre corps, voire de nous affranchir ainsi de la mort elle-même.

Or, plus la puissance de l’homme sur la nature a augmenté, et plus son impuissance interne à elle aussi augmenté, ce qui interroge le sens profond de cette quête d’immortalité.

Et s’il valait mieux vivre une existence courte mais riche d’amour, d’amitié et d’apprentissages qu’une existence très longue et vide de sens ? Et si la mort n’était pas forcément un néant, mais un mystère qui donne sa profondeur à la vie ?

Vers une nouvelle Renaissance

La tâche principale de l’homme dans la vie est de se donner naissance à lui-même, de devenir ce qu’il est potentiellement. Le produit le plus important de son effort est sa propre personnalité.

Erich Fromm

Voilà pourquoi je ne défends pas le monde du travail actuel « contre » l’arrivée des machines. Le problème auquel nous devons répondre, ce n’est pas que les machines vont remplacer le travail de l’homme. Le problème auquel nous devons répondre, c’est que le travail a été organisé depuis plus de deux siècles de sorte à transformer les êtres humains en machines.

Sous ses dehors humanistes, la société actuelle nous conditionne à répondre à trois impératifs principaux : obéir, consommer, contrôler. Ces impératifs conditionnent l’éducation, la formation et le travail.

Nous sommes à ce point devenus coupés de nos propres émotions et de nos désirs profonds que nous vivons dans une impuissance intérieure plus grande que jamais. Nous compensons alors cette impuissance intérieure par une recherche de puissance extérieure. Ce processus nous amène à exercer notre contrôle sur d’autres êtres humains. Cela donne naissance aux organisations avec leurs innombrables querelles d’egos, leurs hiérarchies, leur manipulations sans fin pour acquérir plus de pouvoir et plus de sécurité. Dans combien de CoDir d’entreprise les comportements se sont automatisés au point qu’on pourrait remplacer les dirigeants par des robots sans que personne ne le remarque ?

Nous travaillons toujours plus vite pour produire toujours plus. Ce cercle vicieux donne naissance à une civilisation en accélération constante, ivre de sa propre puissance, mais qui ne sait plus où elle va ni même pourquoi elle existe.

La vitesse et la puissance sont terriblement dangereuses car elles donnent une illusion de sens. Il est possible d’y consumer sa vie entière sans s’en apercevoir.

Est-ce qu’il existe une issue ? Je pense que oui. La voie nous est montrée par toutes les organisations qui ont remis le sens au cœur de tout, par exemple celles décrite dans l’ouvrage de Frédéric Laloux, Reinventing Organizations. Quand l’environnement de travail procède d’une raison d’être profondément ancrée, que les dirigeants sont en paix avec eux-mêmes, que l’activité suit un rythme naturel en accord avec les besoins biologiques et psychiques des êtres, l’organisation peut retrouver un équilibre, voire une fonction réparatrice. Elle cesse d’être mécanique et redevient proprement humaine.

Jusqu’ici, créer de tels environnements était impossible à large échelle parce que nous étions incapables d’interroger collectivement le modèle de croyance dominant. A présent, cela redevient possible précisément parce la mécanisation des tâches interroge la finalité même du travail.

De ce point de vue, ce qui se produit aujourd’hui est similaire à ce qui s’est produit au moment de la Renaissance : juste avant la Renaissance, une série d’inventions techniques ont multiplié les « esclaves mécaniques » (c’est-à-dire les outils permettant aux êtres humains de s’affranchir de tâches manuelles) par quinze en l’espace de quelques décennies.

Cela a permis à une partie de la population européenne de s’affranchir des travaux sans valeur ajoutée. Or, la Renaissance, loin de se traduire par une explosion de l’inactivité, a au contraire été l’un des moments les plus rayonnants de l’histoire occidentale. La créativité, les arts, la philosophie ont tout à coup connu un développement sans précédent. C’est également la naissance du « héros individuel ».

Cette éclosion flamboyante trouve sa cause dans la combinaison entre la réorganisation de la structure de production économique sur un temps court et l’apparition de l’humanisme, qui est nouvelle vision philosophique née à la fin du Moyen Age et centrée sur l’accomplissement personnel et sur l’exaltation des qualités humaines fondamentales.

Nous expérimentons une situation similaire. Il se produit à nouveau une restructuration des forces de production en un temps record, qui va entraîner la possibilité de redéfinir le modèle de société dans lequel nous vivons. Les questionnements sur le revenu universel ou le revenu contributif ne sont que l’avant-garde de cette recherche de sens, qui peut évoluer vers un véritable basculement civilisationnel si elle rencontre à nouveau une vision suffisamment puissante pour changer notre perception de nous-mêmes et de notre avenir.

Ce qui sera le plus difficile dans cette redéfinition sera d’accepter que nous avons encore le choix. Paradoxalement, la démocratie représentative nous a conditionné non pas à être libres, mais au contraire à perdre le sens de notre pouvoir personnel et collectif en le déléguant à des experts.

Ce qu’il va nous falloir reconquérir à présent est notre propre souveraineté, dont nous avons été coupés par des croyances limitatives, notamment sur la toute-puissance de l’économie, de la technique et de l’expertise. La prévision économique est devenue la dernière idole, une divinité qui dispose de notre destin et devant laquelle nous nous prosternons sans réfléchir.

Osons donc nous interroger : est-ce que le travail est un sacrifice ? Une expiation ? Une dure nécessité ? Nous sert-il à exister aux yeux des autres ?

Pourrons-nous élever suffisamment notre conscience pour comprendre que le travail peut servir à l’accomplissement de notre être, et que nous n’avons plus besoin de couper notre vie en deux pour faire ce qui nous fait véritablement envie ? Saurons-nous exiger que la société se réorganise pour rendre ce miracle possible pour chacun d’entre nous ?

Aurons-nous assez d’amour vis-à-vis de nous-mêmes pour nous faire ce cadeau ?

 

Images tirées de : Blade Runner, Futurama, Metropolis.