Etre Geek ou ne pas être

Vous n’avez jamais regardé l’intégrale des 726 épisodes des 30 saisons des 5 séries Star Trek ? Vous n’avez jamais lu Tolkien et vous êtes incapables de réciter par cœur et en langue originale elfique l’inscription qui orne l’Anneau Unique ? Vous n’avez jamais envisagé le rapport entre Batman et le Joker comme l’illustration la plus achevée de la théorie nietzschéenne de la volonté de puissance ? Vous n’avez jamais jeté un coup d’œil furtif à un chat passant près de vous en guettant un bug de la Matrice ? Enfin, le chiffre 42 ne présente pour vous aucune particularité notable ?

Alors rassurez-vous, il y a toutes les chances pour que vous ne soyez pas un(e) geek !

Pour autant, ce terme aura peut-être pour vous une sonorité familière, tant les médias s’en sont emparés ces dernières années. Il faut dire qu’il se produit, au niveau mondial, la montée en puissance d’un véritable « phénomène geek ». Il suffit, pour s’en convaincre, de voir le nombre de films récents au cinéma qui sont des adaptations d’œuvres issues de cette sensibilité : la trilogie Lord of the Rings, Star Wars, Matrix, et bien sûr les innombrables films inspirés des comics américains : la trilogie Batman de Christopher Nolan, Superman Returns, Spiderman, les X-Men, Watchmen, V pour Vendetta, Iron Man, Hulk, les Quatres Fantastiques, Kick Ass, etc.

En France, ce phénomène est encore peu étudié, mais dans le monde anglo-saxon, des sociologues y consacrent des thèses entières, au point que certains vont jusqu’à affirmer que le monde devient geek. Vous voilà donc avertis : to geek or not to geek, that is the question…

A la rencontre du geek

« Science sans fiction n’est que ruine de l’âme. »

Daniel de Roulet.

Mais qu’est-ce qu’un geek ? Historiquement, l’émergence du phénomène geek découle de façon directe de celle des genres basés sur l’imaginaire, en particulier la science-fiction et la fantasy. Dans le domaine littéraire, les auteurs fondateurs de ce mouvement dans les années 50 et 60 sont Philip K. Dick, Isaac Asimov, Frank Herbert, Jack Vance, J.R.R. Tolkien et Michael Moorcock, pour ne citer que quelques-uns des plus connus.

Le public de ces écrivains est alors en assez grande partie composé de scientifiques ou de personnes intéressées par la science, mais aussi de toutes sortes de marginaux. Philip K. Dick dira ainsi que ce qui caractérise ses lecteurs est qu’ils ont tous, à un degré ou a un autre, une incapacité à accepter le monde tel qu’il est et qu’ils cherchent dans la science-fiction une ouverture sur d’autres mondes possibles.

Par la suite, cette culture naissante s’est enrichie d’un certain nombre de références apportée par des séries télévisées telles que Star Trek, et par le cinéma avec Star Wars, ces deux univers ayant, chacun à leur manière, largement contribué à donner naissance aux valeurs sous-jacentes au phénomène geek.

A la fin des années 70 et au début des années 80, de nouveaux moyens permettent aux geeks d’assouvir leur passion pour l’imaginaire : d’abord, l’apparition des jeux vidéos, qui permettent l’immersion dans des univers de fiction ; ensuite, les jeux de rôle, qui pour leur part reposent quasi intégralement sur la narration pure.

Il faudra cependant attendre encore presque 20 ans pour assister à la véritable explosion du phénomène geek, qui trouve les moyens d’une propagation mondiale grâce à Internet et la révolution des nouveaux médias.

Bien qu’il s’agisse d’un mouvement complexe et protéiforme, on peut déjà, à travers ce court historique, dresser un premier portrait des geeks : ces derniers, comme on l’aura compris, vivent dans un rapport intense et passionné avec l’imaginaire, qu’ils déclinent à travers un certain nombre d’activités telles que les livres, le cinéma, les jeux vidéo, les jeux de rôles et les jeux de stratégie. Ils sont parfois des scientifiques et très souvent des utilisateurs avertis de l’informatique.

Socialement, les geeks tendent à avoir un cercle social relativement fermé. En effet, une caractéristique propre de la sensibilité geek est qu’elle est hautement autoréférentielle, et utilisée par les geeks eux-mêmes comme un système de reconnaissance.

 

Une galaxie de l’imaginaire

«Ma recette ? J’écris les livres que j’aimerais lire, je crée les jeux auxquels j’aimerais jouer,

je raconte les histoires que j’aimerais entendre. »

Gary Gygax

Mais ces considérations historiques et sociologiques restent finalement très secondaires quand on envisage les véritables enjeux du phénomène geek. Et ceux-ci, me semble-t-il, sont essentiellement philosophiques.

Si on envisage la culture geek dans sa globalité, on se trouve devant des milliers d’univers de fiction, qui présentent parfois un degré de cohérence proprement étourdissant (c’est ainsi que Tolkien, qui voulait que l’univers des Terre du Milieu soit aussi réaliste que possible, en a non seulement dressé une carte physique complète, mais est également allé jusqu’à élaborer de véritables langages avec leurs vocabulaires et structures grammaticales propres).

Ces univers se relient entre eux pour former une trame globale qui finit elle-même par avoir sa propre cohérence, existant comme une véritable galaxie de l’imaginaire, qui gagne sans cesse en puissance à travers une pluralité de médias : Star Trek, par exemple, représente aujourd’hui non seulement 728 épisodes télévisés et 12 films, mais encore plus d’une vingtaine de jeux vidéos, des centaines de livres, des bandes dessinées, etc.

Vous me direz que tout ceci n’a rien de si nouveau : au 19ème siècle, la foule se passionnait pour les Mystères de Paris qui ont été maintes et maintes fois déclinés à travers le monde.

Mais une autre caractéristique notable de la culture geek est qu’elle n’entre pas dans un schéma classique ou l’on aurait d’une part les producteurs d’objets culturels, ensuite les médias de diffusion et finalement les consommateurs. Quand j’ai fait une courte esquisse historique de la genèse de la culture geek, j’ai pu donner cette impression, mais en réalité, il est remarquable de voir que les geeks ont un rapport actif avec le monde de la fiction, qui va bien au-delà du simple divertissement.

 

Le père du jeu de rôle, Gary Gygax était un geek typique (il est notamment l’inventeur du célèbre jeu Donjons & Dragons, dont découlent une bonne partie des jeux tels que World of Warcraft qui rassemblent aujourd’hui plus de dix millions de joueurs à travers la planète). Il en va de même pour Stan Lee, qui est à l’origine de la plupart des super-héros mythiques tels que Spiderman, les Quatre Fantastiques, les X-Men, etc. Les premiers concepteurs de jeux vidéo étaient également des geeks passionnées d’imaginaire, qui cherchaient des moyens de créer une interaction accrue avec les univers qu’ils aimaient.

Enfin, Internet n’aurait sans doute jamais connu son fantastique développement sans les geeks, qu’il s’agisse d’informaticiens légendaires tels que Richard Stallman ou Linus Thorval qui ont, par leur action, façonné son développement, ou qu’il s’agisse des geeks dans leur ensemble, qui en faisant exploser leur note de téléphone dans les années 90, ont constitué la première clientèle historique qui a permit au réseau d’exister et de s’étendre.

Internet ne serait jamais devenu ce qu’il est sans les geeks. Vous pouvez adorer ou détester Bill Gates, mais il est significatif qu’il ait choisi de montrer un plateau de jeu de rôle trônant dans son bureau pour sa vidéo d’adieu lorsqu’il a quitté la présidence de Microsoft.

Ce que les geeks ont prouvé au Monde, c’est que l’imagination pouvait façonner la réalité. Ils ont transformé le Monde en un lieu plus ouvert et plus fluide. Mais ce n’est qu’un début : qui sait quelles merveilles ils inventeront encore par la suite ?